Et si le bien-être était dans la fluidité ?
Changer de paradigme dans un monde rigide grâce au narratif
Partie 2 - Bien-être au travail
Cet article « Bien-être au travail : quand la santé mentale devient une obligation de performance » fait partie de la série nommée Et si le bien-être était dans la fluidité ? .
🟦 Ces textes n’ont pas vocation à épuiser la complexité des notions évoquées. Ils proposent une lecture systémique, engagée, et ouverte au débat. Pour aller plus loin, des références seront proposées à la fin.
🟦 Ils s’inscrivent dans une démarche de transmission critique, à la croisée de la pratique clinique et de la réflexion sociale.
"Travailler avec succès”
Dans l’article précédent, partie 1 de mon étude qui questionne le bien-être dans la fluidité, nous avions commencé à étudier les premiers concepts de la définition de la santé mentale par l’OMS, « réaliser son potentiel » ainsi que « faire face aux difficultés normales de la vie ». Nous continuons, dans cet article, l’exploration du reste de cette définition que je remets ici pour mémo :
“La santé mentale est un état de bien-être qui permet à chacun de réaliser son potentiel, de faire face aux difficultés normales de la vie, de travailler avec succès et de manière productive, et d’être en mesure d’apporter une contribution à la communauté « .
Pour l’OMS la santé mentale se situerait donc en priorité dans le fait de “travailler” et “avec succès » non moins.
Je suis curieuse de savoir avec quelle échelle mesure-t-on un tel succès ? La Rolex, la maison au Cap-Ferret, le fait de devenir N+1, le SUV, les places à Roland Garros ? Je caricature mais c’est une véritable question.
Qu’est-ce que le succès ?
« Le succès », selon Larousse, est aujourd’hui obtenu à l’obtention d’un “résultat” (heureux), d’une “victoire” mais aussi à l’idée de “plaire” aux autres, d’être “reconnu” (par le plus grand nombre, par ses pairs, sa famille ou proches).
On le sait bien, pour l’opinion publique, le succès est corrélé à la reconnaissance publique, à une certaine richesse et à l’accumulation de biens matériels. La course est donc lancée.
Cette expression, encore une fois naïvement floue, repose sur des normes de valeurs qui ne sont ni universelles, ni neutres mais au contraire, bien établies, franches, assumées de notre société occidentale contemporaine. « Travailler avec succès » supposerait donc qu’il existe une manière correcte de travailler, évaluée selon des critères marchands ou performatifs : efficacité, rendement, reconnaissance sociale, insertion dans le marché du travail et domination dans ce marché (il faut être en haut de la chaîne).
La signification même de “travailler” varie selon les cultures, les époques, les classes sociales et les contextes de vie. Travailler à temps partiel, élever un enfant, tenir le foyer, faire le ménage, les courses, la cuisine, créer sans gagner d’argent, soutenir des proches malades, ou militer dans l’ombre sont-ils des formes de travail réussies ? Cette définition les invisibilise froidement. On notera que cela concerne, encore, majoritairement les femmes qui sont toujours et encore les grandes aidantes du pays. Ce fameux “care” féminin.
Il faut aussi savoir reconnaître que le travail peut et devrait, pour beaucoup, être un espace d’émancipation, de lien social, de structuration psychique s’il est bien fait et bien encadré. Certaines personnes trouvent dans leur activité une stabilité affective, une reconnaissance, un sentiment d’utilité profond. Ces bénéfices ne doivent pas être niés, ils sont primordiaux. Mais c’est précisément parce que le travail peut être soutenant qu’il est crucial d’en critiquer les dérives normatives : lorsque l’épanouissement devient une obligation, ou que seuls certains types de travail sont reconnus comme “valides”, le risque est de renforcer les inégalités et les injonctions paradoxales.
“et de manière productive”
Le terme “productif” apposé à la santé mentale me pose un souci. Ce terme, hérité du champ économique et industriel est rapidement associé à une logique de rentabilité, de mesurabilité, et souvent de conformité à une organisation du travail normée (temps plein, horaires fixes, hiérarchie). Le taylorisme perdure dans nos entreprises de services et semble bien se répandre un peu partout dans nos vies, du travail à notre intimité.
Dans cette perspective, une personne qui ne travaille pas et donc qui ne « produit » pas (par besoin, maladie, handicap, transition de vie) est implicitement exclue du cadre de santé mentale « idéale ». Cela crée instantanément une marge de souffrance sociale pour ceux qui “ne s’intègrent pas” dans ce modèle dominant, ou plutôt, qui en sont exclus.
On retrouve d’ailleurs l’excellente santé mentale des mères (ironie) aujourd’hui qui se retrouve encore à s’occuper de leurs enfants comme si elles ne travaillaient pas et à travailler comme si elles n’avaient pas d’enfants.
Quid des chômeurs et autres personnes dites “inactifs” ?
Les chômeurs ou les personnes handicapées se retrouveraient-ils au banc des parias improductifs ?
Le chômeur n’aurait pas une bonne santé mentale, il serait même atteint d’une pathologie, puisque incapable de produire, incapable d’atteindre le “succès”. Lui manquerait-il quelque chose pour fonctionner normalement ? Faut-il le re-normaliser, le remettre sur la bonne voie pour qu’il se remette au travail et vite. On a beaucoup questionné le rebranding de « Pôle Emploi » à « France Travail ». Ce glissement sémantique de « l’emploi » vers le « travail » sonne moins comme un service que comme un ordre. Paradoxalement, c’est l’emploi qui rémunère, pas le travail. Pourtant, c’est le travail qu’on valorise puisqu’il incarne l’effort, la dignité, la contribution à la nation (déjà utilisé dans des contextes peu glorieux sous Vichy). En choisissant « France Travail », on ne désigne pas une réalité mais énonce une injonction : il faut travailler, pour être reconnu, pour exister — même quand l’emploi manque, même quand ça craque. Sous un nom qui se veut positif et motivant, se cache aussi l’invisibilisation des travailleurs non reconnus (mères au foyer, aidants, bénévoles etc…) et une pression à prendre n’importe quel job pour faire baisser le taux du chômage.
L’opinion publique est encore extrèmement sévère face au chômage qui est pourtant un droit acquis grâce au travail et aux travailleurs. On considère encore trop souvent qu’un chômeur l’est par choix, par flemme, par oisiveté, qu’il suffit de “traverser la rue” pour y remédier. L’image de l’arapède accrochée à son rocher, du parasite confortablement installé dans son canapé pour regarder Netflix et se gaver de l’argent public persiste. Peu importe le travail réalisé auparavant, de ses actions dans le bénévolat, à l’école de ses enfants, ou en association, fi de sa santé mentale en berne qui l’a peut-être menée au chômage.
“Le chômage n’est pas une identité mais une étape transitoire” écrivent la psychologue Dominique Gelpe et la sociologue Anne-Marie Waser dans leur livre « Santé et travail, paroles de chômeurs ». Elles soulignent que l’invisibilitation et l’isolement des chômeurs, souvent teinté de honte, est une violence relationnelle qui dégrade énormément leur santé mentale. Le chômage ce n’est pas des vacances passées en bonne compagnie. Entre la recherche de travail, la solitude, la stigmatisation, le stress financier, cette étape transitoire de vie n’est pas toujours un long fleuve tranquille et ne doit pas être un privilège.
Pourquoi valorise-t-on autant un système qui épuise autant qu’il exclut ?
Danièle Linhart, chercheuse sociologue, souligne qu’en France, le travail est un espace de narcissisation autant que d’épuisement. La spécificité française résiderait dans le fait que le travail est encore vu comme une promesse d’un contrat social. On travaille pour être reconnu, le travail devient une performance, un triomphe de soi.
Cette narcissisation de la relation au travail est renforcée par la tendance actuelle à la psychologisation des discours : on mobilise en permanence le registre des émotions, de l’estime de soi, de la motivation, on demande la “résilience” ultime, de “résister au stress” (ce qui est un très mauvais conseil), de “prendre des risques”, d’être “positif”, comme si le problème venait de l’individu et non du système.
Le travail devient un lieu où l’on doit “être soi-même”, “se dépasser”, “trouver du sens” — mais toujours dans un cadre contraint, normé, compétitif. Ce contexte narcissique dont le fil rouge est l’individualisme favorise la mise en concurrence des employés au lieu de développer une solidarité saine et un collectif salarial fort. Promotion de l’égo, de la représentation. Tu dois trouver ton truc, ce qui te distingue. “Sois unique, mais dans les clous”. Cette injonction paradoxante fait énormément de dégâts depuis les années 80.
Le fait que le travail soit un facteur clé dans le déterminisme social est de l’eau bénite pour les entreprises qui l’utilise pour motiver, pousser et retenir les employés qui jouent le jeu et une peine énorme pour ceux qui, n’arrivent pas à suivre les règles, qui se sont éloignés ou qui sortent du cadre.
Les choses changent dans l’imaginaire collective, de nouveaux narratifs s’élèvent, mais la plainte qui gronde collectivement, les effondrements par vague de dépressions et de burn-out n’est pas réellement écoutée. Cette plainte, qui a remplacé la colère d’antan, est directement renvoyée par les organisations aux individus qui sont alors pointés du doigt comme n’ayant pas su gérer la charge de travail, leurs besoins… des faibles en sorte. Et qui dit faibles dit “travail sur soi”. Coaching, développement personnel, apprendre à gérer son stress, à gérer ses émotions. Alors que la personne est épuisée, on la remet au travail. Il faut gérer, bien que l’on ait pas de prise sur le système global. On se transforme alors en Sisyphe avec un rocher qui revient sans cesse.
Il faut être fit dans le corps (disent les anglais) et fit dans la tête. La santé mentale serait simplement une question de gymnastique et de volonté ?
C’est la double peine, on ne pardonne plus d’être humain, on refuse le désordre et on crée le chaos.
Dézoomer, complexifier, relier
L’approche systémique ne cherche pas un coupable. Chercher la cause aux choses est naturelle, un réflexe qui rassure : cela donne l’illusion qu’en ayant la cause on peut trouver la solution au problème. Mais cette logique linéaire isole, réduit et souvent, exclut. Elle rend aveugle à la complexité multicausale des contextes, des interactions, des histoires de vie.
Certaines « solutions » peuvent même aggraver ce qu’elles tentent de réparer. Dans le champ du travail, par exemple, responsabiliser uniquement les individus alimente la culpabilité, détourne des freins structurels, et fragilise encore davantage.
Je ne me place pas hors du système, personne ne l’est. Nous y sommes tous pris, à différents niveaux, avec nos contradictions et nos positions. Et c’est précisément parce que nous sommes dedans qu’il est possible, nécessaire même, d’en questionner les logiques.
La pensée systémique invite à élargir le regard, à remettre en lien, à entendre les récits de souffrance pour ce qu’ils disent des environnements, pas uniquement des individus. C’est cette complexité-là qui permet, peut-être, de penser un rapport au travail plus juste, plus soutenable, et plus humain même s’il ne sera parfait.
🧠 Zoom sur - "Psychologisation & pathologisation : deux tendances très répandues aujourd’hui"
Dans notre société, il est devenu très courant d’expliquer les souffrances sociales par des causes psychologiques, puis de les étiqueter comme des troubles individuels.
🔹 La psychologisation, d’abord :
C’est quand un phénomène collectif, politique ou organisationnel est réduit à un problème personnel.
Exemple : un burn-out devient un manque de gestion du stress.
➡️ Cela évacue le contexte, l’environnement, les rapports de pouvoir
➡️ Et ça permet de ne pas remettre en cause l’organisation plus globale (business as usual)
🔹 La pathologisation, ensuite :
C’est quand une expérience humaine légitime (deuil, angoisse, colère, stress) est recadrée comme un trouble médical.
➡️ Ce qui devrait être entendu est alors soigné, parfois corrigé, sans prendre en compte ce qu’il exprime du contexte.
🔁 Ces deux logiques s’enchaînent souvent :
Un malaise collectif → devient un souci personnel → devient un trouble psychique.
Et l’individu en porte seul la charge.
🧭 Dans mon approche — systémique et narrative — il ne s’agit pas de corriger, de taire ces « symptômes », mais de recontextualiser les récits de souffrance, de comprendre à quels systèmes ils réagissent, et de redonner du pouvoir aux personnes sur leur propre histoire.
C’est une manière de repolitiser le soin, sans l’opposer à l’intime.
« Le problème n’est pas l’individu, le problème est le problème » Michael White

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