Et si le "bien-être" était dans la fluidité ?

Changer de paradigme dans un monde rigide grâce au narratif

Partie 1 - Santé mentale, quand les mots façonnent les normes.

Cet article « Santé mentale, quand les mots façonnent les normes » fait partie de la série nommée Et si le bien-être était dans la fluidité ?.

🟦 Ces textes n’ont pas vocation à épuiser la complexité des notions évoquées. Ils proposent une lecture systémique, engagée, et ouverte au débat. Pour aller plus loin, des références seront proposées à la fin.

🟦 Ils s’inscrivent dans une démarche de transmission critique, à la croisée de la pratique clinique et de la réflexion sociale.

introduction

Le bien-être est devenu un mot magique, un objectif collectif, une norme silencieuse.

Mais que cache cette injonction paradoxale à être toujours bien, à performer le calme, la sérénité, la résilience ? Et si nos souffrances étaient en réalité des messages d’un système qui craque ?

Dans cette succession d’articles, je propose de décortiquer la définition officielle de la santé mentale, en y apportant une lecture systémique, critique et sensible. Ce texte s’adresse à celles et ceux qui veulent penser plus loin que les slogans, et remettre du lien là où tout semble figé.

La rédaction de ce texte m’est venue de cette définition de la santé mentale trouvée sur le site Santé Publique pourvue par l’OMS :

La santé mentale est un état de bien-être qui permet à chacun de réaliser son potentiel, de faire face aux difficultés normales de la vie, de travailler avec succès et de manière productive, et d’être en mesure d’apporter une contribution à la communauté “.

Il est important de prendre cette phrase dans son contexte et la totalité du reste du site. Mon intention ici n’est pas de simplifier le débat ni de l’approfondir.
Mon souhait est d’élargir la pensée à partir de cette phrase, assez floue, je dois l’avouer et qui autorise beaucoup d’interprétations.
C’est donc un point de départ pour aborder des concepts qui me sont chers et de faire le point sur d’autres qui m’interrogent beaucoup.

J’invite tout le monde à lire ce texte avec une volonté d’ouvrir le débat, de défocaliser et non pas de le fermer. Le but ici n’est pas de condamner mais d’interroger, d’apporter une vision circulaire plutôt que binaire, horizontale plutôt que verticale.

Les notions abordées sont parfois simplifiées ou condensées pour en faciliter la transmission. Elles ne visent pas à épuiser la complexité des sujets qui méritent des thèses entières, mais à en tracer les contours systémiques, en lien avec le vécu, les contextes sociaux et les interactions humaines.

Ce texte se veut un point de départ, pas une fin de réflexion.

Partie 1 : Santé mentale, quand les mots façonnent les normes.

" Réaliser son potentiel ”

Voilà une formule enthousiasmante qui peut facilement être perçue comme une injonction à la performance, qu’elle soit volontaire ou non.

L’idée de  » réaliser son potentiel  » peut sembler de premier abord épanouissante et humaniste. Elle évoque le développement personnel, l’accomplissement de soi, l’expression des talents, des désirs profonds.
C’est un écho à la psychologie humaniste (Maslow, Rogers) pour qui le  » bien-être émerge de l’engagement dans des activités qui mènent à sa croissance personnelle et au développement de son potentiel  » propre plutôt que d’aller dans une recherche hédonique du plaisir.
C’est aussi lié à la vision eudémonique du bien-être (Aristote, Ryff) : devenir pleinement soi, dans un chemin de croissance et de sens.  » Cette vision repose sur six dimensions : l’autonomie, la maîtrise de son environnement, la croissance personnelle, les relations positives avec autrui, des objectifs de vie et l’acceptation de soi  » explique la docteure en psychologie Barbara Bonnefoy.

Sur le plan thérapeutique, cette aspiration est précieuse, positive, active et responsabilisante… si elle reste libre, accompagnée, et contextualisée. Mais dans une formulation floue et un contexte social dégradé, les choses se compliquent.

Ce “ potentiel ” a comme problématique qu’il n’est jamais clairement défini et peut devenir alors une exigence implicite : faire toujours plus, se dépasser, se développer — même au détriment du repos, de l’acceptation, de la simplicité.

Qui évalue si une personne a  » réalisé son potentiel  » ? Selon quels critères ? À quel rythme ? Et que vaut une existence sans accomplissement visible ? Quand s’arrêter ?

Dans notre contexte néolibéral où le plus vaut toujours mieux que le moins, cette idée glisse facilement vers une injonction à la performance de soi :

  • être toujours en mouvement,
  • s’améliorer sans fin,
  • devenir cette fameuse « meilleure version de soi-même »…

Ce n’est plus alors une liberté, un plaisir, mais une norme intériorisée et culpabilisante, épuisante, pour certain.e.s, destructrice. Nous voyons bien comment les réseaux se sont appropriés cela. Le bien-être fait vendre. Le bien-être est lui-même pris dans le paradigme capitaliste de la consommation. Le bien-être s’achète, le bien-être se boit, se mange, et surtout, il se mérite. On est alors loin de la pleine conscience, de la respiration profonde, des balades en forêts, de la contemplation ou simplement d’une sieste ou d’un moment de lecture sur son canapé.

En France, le bien-être s’est défini dans la société moderne, industrielle et marchande, et elle se met donc à son service. Le bien-être doit-il permettre aux individus de tenir pour travailler, être productifs et rentables ? C’est ce que l’on semble bien constater.

Dans les logiques institutionnelles et économiques, le « potentiel » est souvent réduit à un capital latent : un ensemble de compétences ou d’atouts à « activer », « valoriser », « faire fructifier ».

L’individu est alors envisagé comme :

  • un projet de lui-même (narcissisme, culte du corps…)
  • une entreprise à optimiser (déshumanisation, capitalisation…)
  • un produit à rentabiliser (marchandisation)

C’est une version technocratique de l’accomplissement, qui occulte la subjectivité, les inégalités, les rythmes de vie, les refus légitimes (refuser de “faire carrière”, de se dépasser, de “réussir”). Cette utilitarisme renierait la nature même de bien-être.

Mais comme le disait Alfred Korzybski « le mot n’est pas la chose” et il est important de toujours questionner le sens que l’on déverse en lui.

Il est essentiel de reconnaître que pour certaines personnes, cette notion de “réaliser son potentiel” peut offrir un véritable élan vital. Elle peut fonctionner comme une balise dans des contextes où l’individu a besoin de se projeter, de se reconstruire, ou simplement d’imaginer une vie plus juste ou plus vivante. Ce n’est pas le principe de développement de soi qui est ici critiqué, mais bien l’universalisation de cette quête comme norme unique. Il s’agit donc de rester attentif à la frontière entre aspiration personnelle libre et injonction sociale intériorisée. L’important est bien de toujours réussir à rester alerte sur ce que l’on fait, pourquoi et pour qui.

Antoine de Saint-Exupéry disait cette jolie phrase : « La perfection est atteinte, non pas quand il n’y a plus rien à ajouter, mais quand il n’y a plus rien à enlever. » (à méditer)

“ Faire face aux difficultés normales de la vie ”

Des difficultés, certes, mais « normales », quelles sont-elles ?
Les ruptures amoureuses, les décès, les maladies, les déceptions, les projets qui n’aboutissent pas ?…
…ou plutôt, le stress, les micro-agressions quotidiennes, le harcèlement sexuel, la précarité, la maltraitance des employés, des femmes, des enfants, des minorités, toutes ces choses banalisées sont-elles “normales” car quotidiennes et nombreuses ?

Qui écrit la normalité aujourd’hui ?

La normalité s’inscrit dans un contexte et dans la complexité de ses habitants, avec le gouvernement en place, le système économique, les valeurs culturelles, les lois, et l’aspiration de ceux qui ont de l’influence.

L’exemple qui revient souvent est celui de l’homosexualité, considérée comme une maladie, une déviance à la norme en place par le DSM (ouvrage de référence en psychopathologie pour les psychiatres et les psychologues aux USA et en Europe). Il aura fallu attendre 1973 pour que l’homosexualité soit doucement retiré du manuel. Ainsi, un écart à la norme peut être considéré comme une maladie. Beaucoup de dictatures utilisent la psychiatrie comme prétexte pour contraindre et arrêter leurs opposants.

Aujourd’hui, c’est au tour du deuil prolongé (plus de 3 mois de grande tristesse qui entrave sa capacité à faire face au quotidien et l’empêche de retourner à la “vie normale”) à être inscrit dans le DSM-5 comme un trouble. Il y a une limite fine pour déterminer ce qu’un deuil (épreuve malheureusement normale dans la vie) doit être pour être normal.
Ici on accepte que ce “trouble” est inscrit tel quel pour aider les personnes en grande souffrance suite à un décès à recevoir un suivi médical par un professionnel, des remboursements de la sécurité sociale, mais le terme de “trouble” pose une question sur la normalité des émotions dans une société qui n’offre aucun répit aux individus pour pleurer leurs morts même quand cela arrive à leur propre enfant. Le problème n’est pas forcément le manuel, mais ce qu’en font les hommes et les femmes qui le lisent et la médiatisation des traits rattachés à ces “troubles” qui sont inscrits dans celui-ci.

Le scientisme grandissant catalysé par les réseaux sociaux permet une sorte d’appropriation du grand public d’outils destinés aux médecins ou chercheurs qui eux, savent normalement s’en servir à bon escient, conscients des limitations qu’une définition autorise. Beaucoup de psychiatres ne plébiscitent pas l’utilisation systématique ou même l’utilité du DSM selon les situations. Leur travail ne se situe sûrement pas là, à faire un listing de symptômes regroupés sous le nom de pathologie par des chercheurs, certes, porteurs de leurs propres normes, culture, opinion et besoins. Ces professionnels, nous l’espérons, doivent savoir appliquer une pensée complexe, circulaire à leur approche et à leur diagnostic. Il suffit de lire Boris Cyrulnik ou Robert Neuburger qui sont des pontes de la psychiatrie pour le comprendre.

Les mots que nous utilisons pour définir le bien-être dessinent en creux ce que nous attendons des individus.
Mais derrière chaque mot se cache une histoire, un contexte, une norme.
Pour comprendre vraiment ce qui abîme ou soutient la santé mentale, il faut alors quitter le langage figé…
… et aller voir ce qu’il se passe, concrètement, dans les corps, dans le travail, dans le quotidien.

Dans le prochain article, je continue à interroger le reste de la définition sur la santé mentale qui nous mène sur le terrain du bien-être et du travail.  

La symbolisation - Les mots ne sont jamais neutres

La symbolisation est le processus par lequel une expérience interne (émotion, sensation, vécu) devient pensable grâce aux mots, images ou récits.
Elle nous permet de mettre du sens, de nommer pour exister. Sans elle : confusion, débordement, silence.

Mais les mots ne sont jamais neutres. Ils activent, par un mécanisme mental spontané — qu’on appelle dérivation relationnelle — des réseaux de sens proches ou associés.

Par exemple, si l’on apprend que “clef” ouvre une porte, on comprend plus tard que “la clef du problème” désigne ce qui ouvre la compréhension.

Ce processus rend les mots puissants, car ils évoquent bien plus que ce qu’ils disent.

• Dire “potentiel” appelle : performance, optimisation, réussite
• Dire “normal” suggère : conformité, hiérarchie, exclusion

👉 Ce n’est pas une affaire de style. C’est une affaire de cadre de pensée.

Les mots sont des valises : ils transportent des normes, des idéologies, des visions du monde.

À chaque mot, demandons-nous : à quoi fait-il écho ?

« Être en bonne santé, c’est pouvoir tomber malade et s’en relever. » Georges Canguilhem

Cet article vous a plu ?

N’hésitez pas à le partager.  Vous avez des questions ? Besoin d’un accompagnement ? À bientôt !

mes autres articles

Le bien-être, entre contribution, utilité et valeur sociale.

Le bien-être, entre contribution, utilité et valeur sociale.

Cet article "Le bien-être, entre contribution, utilité et valeur sociale" fait partie de la série nommée Et si le bien-être était dans la fluidité ?. 🟦 Ces textes n’ont pas vocation à épuiser la complexité des notions évoquées. Ils proposent une lecture systémique,...

Le couple, entre désir de liberté et normes systémiques

Le couple, entre désir de liberté et normes systémiques

Vous traversez une période difficile dans votre couple ? Je vous propose un espace de parole à Paris, fondé sur une approche systémique, respectueuse et inclusive, pour comprendre, apaiser et réinventer votre lien.Vivre en couple peut devenir un défi au fil du temps....

Manifeste – Politiser la santé mentale

Manifeste – Politiser la santé mentale

En tant que citoyenne et en tant que thérapeute, j’observe quotidiennement les conséquences néfastes des oppressions sociales et des jeux politiques sur les individus. Pourtant, le bien-être est encore trop souvent ramené à l’individu seul, à ses « faiblesses », son «...

Une métaphore de la thérapie systémique

Une métaphore de la thérapie systémique

Je me suis demandée comment transmettre l’essence de la thérapie systémiquestratégique, ce métier de systémicienne que j’ai choisi. Et comme souvent en systémie…simplifier n’est pas simple.On touche ici à un paradoxe : comment rendre accessible une approche qui se...