Argent, répartition des tâches, sacrifices - comment faire les comptes ?

Bonjour !

Aujourd’hui je m’attaque à un lourd sujet, l’argent et les dettes dans le couple.
Cet article est par conséquent assez long et pourtant non exhaustif.
L’argent et les dettes relationnelles dans le couple sont des sujets récurrents en thérapie de couple et aussi dans les problématiques que je croise en thérapie individuelle. Je voulais faire cet article pour partager avec vous ce que je découvre durant mes accompagnements, mes réflexions ainsi que celles de penseur.e.s que j’aime beaucoup.
IMPORTANT : J’ai préparé pour vous un guide avec des conseils pour « Faire les comptes sans se déchirer« . 

J’espère que cela sera utile à votre couple ou à vous seul.e. N’hésitez pas à me faire des retours et à prendre rendez-vous si vous souhaitez démarrer un accompagnement seul.e ou avec votre partenaire.
Bonne lecture !

Pour recevoir le guide « Faire les comptes sans se déchirer« , envoyez moi un email avec le mot « Guide » en objet. 

« En amour, on ne compte pas. »

Cet adage français est extrêmement ancré dans nos esprits et notre culture.
En amour, l’argent n’a pas sa place, c’est un tue l’amour. Compter ses sous ? de la radinerie.

L’amour serait le don, c’est perdre un peu tête, comme alcoolisé, en amour on s’imagine souvent plus riche que ce qu’on l’est.

Parler d’argent avec son partenaire n’est pas chose facile, que l’on en est ou pas, le rapport à l’argent réveille énormément de choses en nous. La pudeur autour de l’argent est partout, dans la famille, dans le couple et même au travail.
Pour une société où tout est en lien avec l’argent, il est étonnant de remarquer qu’en France, parler d’argent est encore beaucoup vu comme quelque chose de dérangeant, presque vulgaire. Sujet jugé trop prosaïque, presque indécent, l’argent n’a que donc faire dans l’histoire d’un couple naissant. Ça tiendrait presque de la superstition, comme si en parler risquait d’abîmer quelque chose de précieux.

Pourtant, dès qu’il entre dans le champ des relations personnelles, l’argent infléchit inévitablement ces relations, oriente les décisions, les renoncements, les rapports de pouvoir.

Qu’est-ce qu’une dette ? Et pourquoi le couple n’y échappe pas.

Avant même de parler de budget ou de répartition des tâches, il faut comprendre un principe fondamental : toutes les relations humaines fonctionnent selon une logique de don et de réciprocité et ce depuis des milliers d’années.

Depuis toujours, les sociétés se construisent sur ce principe :
je te donne, tu me donnes et un jour, pas forcément tout de suite, pas forcément la même chose, tu me rendras sous une forme ou une autre.
C’est ce que les sociologues et thérapeutes familiaux décrivent depuis longtemps : le don crée le lien ; la réciprocité lui donne sa forme.

Le don, si petit soit-il, met l’autre dans une position : recevoir, accepter, refuser, rendre…Il ne faut pas oublier que l’autre peut refuser le don ou ne pas le rendre, c’est une liberté fondamentale dans la relation. Et c’est dans la dynamique de la relation que la réciprocité sera symétrique ou non, fluide ou rigide.
Dans un couple, lorsque le don circule librement, sans obligation ni pression, il renforce le lien : chacun peut contribuer à la relation sans se perdre ni se sentir pris au piège.

C’est la dette positive : la gratitude, l’envie de prendre soin, la circulation des gestes et des attentions.
Mais ce système peut aussi se dérégler.

Lorsqu’un effort n’est pas reconnu, lorsqu’un geste ne reçoit pas d’écho, lorsqu’un déséquilibre persiste, un sentiment d’injustice apparaît. C’est la dette devient négative.
Beaucoup de dettes négatives du couple prennent racines dans de vieilles blessures de non-reconnaissance, familiale, scolaire, affective, qui se réactivent dans la relation actuelle.

Quand la dette devient destructrice :
Il existe aussi des dettes imposées, qu’on appelle “dettes forcées” :
on donne ce que l’autre n’a pas demandé… puis on exige un retour.
Exemples concrets :
– « Je t’ai fait un cadeau, tu pourrais au moins passer la soirée avec moi. »
– « Avec tout ce que je fais pour toi, tu vas encore sortir avec tes amis ? »
– « Je paie tout, donc tu pourrais te montrer plus reconnaissant·e. »
Dans la famille, cela devient :
– « Tu me dois tout, je t’ai donné la vie, je t’ai nourri, habillé. » (devoirs basiques du parents envers son enfant)
– « Avec tout ce que j’ai sacrifié pour toi… »

Ici, le don n’est plus un lien : c’est une pression, un marchandage, une prise d’otage même. C’est l’un des terrains fertiles qui peuvent mener à l’emprise.

L’ardoise implicite du couple

Dans toute relation, il existe une ardoise invisible. Ne nous formalisons pas, c’est tout à fait normal que des choses s’accumulent dans une relation, surtout une qui dure !

Le problème survient lorsque celle-ci devient

  • silencieuse,
  • unilatérale,
  • non négociable,
  • ou utilisée comme moyen d’obtenir quelque chose.

Pour que la relation reste vivable, chacun doit pouvoir :

  • donner librement,
  • recevoir sans être obligé de rendre,
  • et ajuster la réciprocité selon ses possibilités (financières, émotionnelles, temporelles etc).

L’un des motifs les plus communs en thérapie de couple est le « problème de communication », et c’est vrai. Les couples veulent retrouver un moyen d’échanger plus calmement, avec plus de complicité, de s’écouter. Mais une communication rompue, des échanges conflictuels ont des racines. Et vous n’imaginez pas à quel point les dettes en font partie.

L’argent, oui, mais aussi les tâches domestiques, les renoncements silencieux, les efforts qui ne se voient pas, les ajustements non nommés, la charge mentale, les attentes implicites.

Ces « dettes » sont faites de temps, d’énergie, de concessions, de fatigue, de « je fais parce qu’il faut bien », de « je n’ai rien dit parce que je ne voulais pas de conflit ».  Des dettes silencieuses qui, à force de s’accumuler, finissent par devenir des reproches, des cris, des retraits, des fatigues profondes.

C’est l’un des grands paradoxes du couple : on se protège en évitant des “sujets qui fâchent” et l’on finit par se séparer à cause du silence et des frustrations accumulées.

Et ce silence n’est pas un hasard.
Il vient de très loin.

Faire les comptes… sans passer sa vie à compter

Il y a une nuance essentielle :
faire les comptes n’est pas la même chose que compter en permanence.

Faire les comptes, c’est mettre à plat :

  • l’argent qui entre et qui sort,
  • la répartition des dépenses,
  • les tâches ménagères et parentales,
  • ce qui pèse pour chacun.

C’est un acte de clarté, qui ouvre la discussion et permet de réajuster. On le fait à intervalles réguliers, comme on ferait un point de route.

Mais beaucoup de couples glissent vers autre chose :
un comptage permanent, au quotidien.
– « Hier c’est moi qui ai fait le bain, à toi aujourd’hui. »
– « J’ai encore fait les courses, tu pourrais au moins vider le lave-vaisselle. »
– « Je suis toujours celui/celle qui propose des sorties, tu ne fais jamais le premier pas. »

Ce “livre de comptes” peut vite devenir stérile et épuisant. Il rigidifie la relation, coupe la spontanéité et transforme chaque geste en preuve à apporter ou en pièce à verser dans un dossier invisible. L’autre fait pour avoir un point d’avance « elle me le revaudra » ou « je fais comme ça il me laisse sortir avec mes amies ». 

En thérapie, je distingue souvent avec les couples :

mettre de la structure (clarifier les finances, les tâches, l’organisation) ;

et vivre sous audit permanent (tout noter, tout comparer, tout rendre “équivalent”). 

La structure aide à éviter les ressentiments.
L’obsession de l’équivalence, elle, finit souvent par les nourrir.

L’enjeu n’est donc pas d’arrêter de compter, mais de choisir quand on fait les comptes, pour quoi, et au service de quoi : protéger chacun, ou se tenir mutuellement en dette.

Le couple et ses origines familiales

Se mettre en couple, ce n’est pas seulement additionner deux individus. C’est faire cohabiter des éducations, des milieux sociaux, des modèles de genre, des histoires familiales, des tensions anciennes, des peurs, des loyautés invisibles.

En systémique, on dit souvent que le couple se compose de quatre personnes : les deux partenaires… et leurs deux familles d’origine. L’arbre généalogique parle tout le temps.

Dans certaines familles, l’argent est un tabou.
Dans d’autres, un instrument de contrôle.
Dans d’autres encore, un outil de survie que l’on surveille au centime près.

Il existe des familles où l’on parle facilement de budget, où l’on anticipe, où l’on transmet des compétences financières. Et d’autres où l’on évite ce sujet par peur, par honte, par déni, ou simplement parce qu’on n’a jamais vraiment eu les moyens.
La précarité est extrêmement traumatisante : elle laisse des traces dans la façon de dépenser, d’épargner, de se priver tout au long de sa vie.

Même chose pour la répartition des tâches :
– certains ont vu une mère s’épuiser à tout faire;
–  un père se contenter « d’aider » sans prendre la charge mentale d’anticipation;
– d’autres ont grandi dans un foyer plus égalitaire;
– d’autres encore ont appris que « les choses se font toutes seules », parce que « quelqu’un » les faisait dans l’ombre.

Ces récits ne s’effacent pas quand on tombe amoureux.
Ils sont rejetés ou rejoués. Et parfois on pense rejeter des choses mais on les reproduit malgré nous sous une autre forme. La pomme ne tombe jamais très loin de l’arbre et si je crois aux compétences évolutives de chaque être humain, je crois aussi au déterminisme culturel et social qui demande un travail supplémentaire pour s’en affranchir.

Sans qu’on s’en rende compte, chacun agit selon ce qu’il a vu, ce qu’il a intégré, ce qu’il pense être « normal ». C’est ce que l’on appelle “la perception du monde”.
Et dans le couple, ces deux « normalités » ne sont pas toujours compatibles. Chacune mérite d’être nommée.

La socialisation de genre : pourquoi certaines dettes pèsent davantage sur les femmes

Titiou Lecoq l’explique très bien : dès l’enfance, les filles ne sont pas éduquées à la gestion de l’argent comme les garçons. Elles sont encore majoritairement élevées dans l’idée d’être généreuses, adaptables, de « faire tourner la maison », de combler les besoins invisibles, de gérer les émotions. En d’autres termes, les femmes c’est le don de soi.

Là où les garçons sont davantage encouragés à s’exprimer, à décider, à occuper l’espace public et sont éduqués à gérer les finances. Ce n’est pas pour rien que les hommes savent “mieux” négocier leurs salaires ou investir. Ce n’est pas une compétence innée.
Une femme éququée à gérer son argent, à le faire fructifier, à le placer aura presque autant de chance qu’un homme de s’enrichir. (je dis « presque » car c’est un long sujet puisqu’il aborde les discriminations systémiques, ce qui n’est pas le sujet ici).

Dans les couples hétérosexuels, cela produit des effets très concrets :
les femmes sont encore souvent qualifiées de « dépensières ». Alors qu’en réalité elles dépensent beaucoup pour répondre aux injonctions sociales qu’on leur impose. Pour paraître « professionnelles » ou « présentables », pour être de “belles amantes”, de “bonnes mamans” : soins, épilation, maquillage, vêtements, cheveux, etc sont nécessaires. Les hommes peuvent être acceptables avec beaucoup moins d’efforts et d’artifices. Il suffit de regarder ses collègues masculins pour le voir. 
Tout cela additionné, avec en sus la taxe rose (produit similaire mais marketé pour femme plus cher que celui de l’homme) ça chiffre vite, et oui !

De plus, les femmes assument encore une grande part des dépenses variables liées aux enfants et au foyer : cadeaux, pharmacie, rendez-vous médicaux, fournitures scolaires qui manquent, petites “bricoles” pour la maison. Mais c’est comme à Ikea, un truc à 1,99 puis un autre à 2,99 accumulé… ça aussi, ça chiffre !

Parler d’argent dans un couple, pour une femme, peut encore être perçu comme matérialiste, « intéressé », pas sexy, pas adapté, voire menaçant. Encore beaucoup d’hommes ne considèrent pas leur partenaire comme capable de gérer l’argent de la maison.
Et c’est sans même aborder les violences financières, que je réserve pour un autre article. (des détails dans mon guide)

En France, contrairement à d’autres pays où le capitalisme assume plus clairement sa logique (comme les États-Unis), la parole financière féminine reste fortement chargée.
Alors, comment construire un couple équitable et juste quand la moitié de l’équation a appris à se taire sur l’argent, ses limites, ses inquiétudes ou ses besoins ?

Pour celles et ceux qui pensent déjà “c’est dur pour l’homme de porter le poids financier du foyer” cela fait partie intégrante du sujet. Il est en effet une majorité de foyers hétéro où l’homme gagne plus, mais cela veut-il dire qu’il travaille plus, qu’il mérite plus ? Cela implique-t-il qu’il doit être déchargé des tâches ménagères ? Le couple trouvera son propre équilibre, décidera, ici il est important de laisser la liberté au couple de faire ce que bon lui semble tant que les deux parties sont écoutées, comprises et respectées.

L’argent en commun : ce que l’on gère vraiment (et ce que cela réveille)

On imagine souvent que gérer l’argent à deux consiste à remplir un tableau Excel, additionner des charges, répartir les factures ou choisir un type de compte. En réalité, si autant de couples évitent ce sujet, c’est parce que faire les comptes revient à ouvrir un espace bien plus profond : celui des peurs anciennes, des modèles parentaux, du rapport à l’autonomie, et parfois de cette vieille crainte d’être contrôlé·e.

L’indépendance financière est un marqueur du passage à la vie d’adulte, c’est une étape fondatrice, cruciale et nécessaire pour les enfants. On l’a désirée très tôt : ne plus demander, ne plus justifier, ne plus être sous surveillance.
Lorsqu’un couple tente d’organiser ses finances, une part de nous peut avoir le sentiment de faire marche arrière. Comme le dit Titiou Lecoq, cela réactive parfois l’impression d’être “sous le regard de quelqu’un”. Non plus celui d’un parent, mais celui du partenaire. Et c’est un équilibre délicat à trouver qui nécessite de discuter avec son/sa partenaire. Mais encore faut-il que l’autre nous écoute.

Ce décalage explique pourquoi tant de personnes cachent certains achats à leur partenaire, minimisent des dépenses ou repoussent les discussions budgétaires. Ce qu’on appelle parfois “infidélité financière” ne parle pas seulement d’argent : cela parle d’une difficulté à se sentir pleinement adulte dans la relation, d’une peur d’être jugé·e, ou d’un héritage familial où chaque dépense devait être justifiée.

D’où l’importance d’interroger ce que nous avons vu chez nos parents : comment parlaient-ils de l’argent ? Qui décidait ? Quelle place avait chacun ? Qu’appelait-on “normal” ? On ne reproduit pas seulement des pratiques : on rejoue des rôles, des réflexes, des peurs et parfois des loyautés invisibles.

Les couples qui naviguent le mieux ces questions ne sont pas ceux qui ont trouvé “le bon modèle financier”, mais ceux qui parviennent à construire :

  • un espace commun suffisamment clair,
  • un espace personnel suffisamment intact,
  • et un espace adaptable lorsque la vie change.

Ce n’est pas le format financier choisi qui importe, mais la conversation qui le rend possible : ce que chacun y met de sens, les besoins qu’on y reconnaît et la capacité à ajuster dans le temps.

Je demande souvent : « Comment avez-vous fait pour prendre cette décision ? » et pas « Qu’avez-vous décidé? ».

La question des dépenses liées aux enfants cristallise souvent ces enjeux. Il ne s’agit pas seulement d’achats : il s’agit de l’idée du “bon parent”, de la crainte d’être injuste ou de paraître moins investi. Certains couples choisissent un budget commun dédié aux plaisirs ou aux imprévus liés aux enfants pour éviter les ressentis d’inégalité non par rigidité, mais pour protéger le lien.

L’objectif n’est pas d’être parfaitement équitables ni de couper la spontanéité, mais de comprendre ce que chacun tente de préserver. Car derrière une discussion financière, il y a souvent une autre discussion : comment rester soi dans le couple, comment préserver sa valeur, comment protéger sa liberté tout en construisant un “nous”.

Nous vivons dans un monde où l’argent est omniprésent, qui dicte à peu près tout, mais où il reste suspect dans la sphère intime.
Les comptes doivent être tenus, mais sans être vraiment abordés.
La charge mentale explose pour les parents qui sont isolés, mais le travail domestique reste aux marges de la reconnaissance. Comme le dit encore Lecoq, pourquoi une femme de ménage « travaille » et une femme au foyer ne « travaille pas » ?
Le couple parental ressemble parfois à une petite entreprise… souvent au détriment du couple amoureux.

Le couple a-t-il perdu la raison ?

Avant, il y avait le mariage de raison : on mariait des patrimoines, des familles, des alliances. Il y avait des droits et devoirs très clairs dans le couple traditionnel, l’homme travaillait à ramener l’argent au foyer et la femme à l’intérieur était l’intendante suprème mais toutefois soumise.

Aujourd’hui, le mariage de raison a fait place au mariage ou au couple d’amour. Mais étrangement, les deux membres prennent moins le soin de protéger ce qui leur appartient, en particulier les femmes et les personnes de milieux populaires, plus exposées en cas de séparation. Et lorsque le divorce ou la séparation surgit, les inégalités surgissent aussi.

Entre le mariage de raison – fortement structuré – et le couple d’amour, plus fluide mais moins sécurisé, un espace s’est ouvert : celui où chacun doit négocier sa place, sa valeur et sa part.

C’est dans cet espace que naissent les tensions circulaires que l’on observe ensuite en séance : de petites asymétries qui deviennent des boucles.

Les boucles de rétroaction : comment un détail devient une spirale

En thérapie systémique, je ne m’intéresse jamais au fait isolé, mais à la boucle dans laquelle il s’inscrit.
Dans les couples, ces boucles sont partout.
Le scénario est souvent le même :

La boucle se resserre.

En séance, on se dispute alors sur la surface : la vaisselle pas faite, les poubelles pas sorties, le ciné annulé, la tétée ou le biberon de 3h du matin, le week-end chez les beaux-parents.

Et on se dit chacun de son côté : « Mais c’est pourtant logique ce que je demande, non ? »

Les dettes relationnelles : quand le sacrifice silencieux devient reproche

Les dettes relationnelles apparaissent quand on donne plus qu’on ne peut assumer, plus qu’on ne le souhaite. Quand on se sacrifie en espérant, sans le dire, que l’autre comprenne, reconnaisse, compense.

Elles se forgent sur un mélange de croyances, d’espoirs, de projections, d’interprétations. Et comme l’autre ne voit pas (il n’est pas dans notre tête) la dette se transforme peu à peu en amertume. Puis en colère. Puis en incompréhension.

C’est le résultat d’un système où la parole n’a pas trouvé sa place.
Dans un couple, une dette (financière, émotionnelle ou pratique) ne reste jamais neutre. Elle protège toujours quelque chose : un équilibre auquel on tient, une place qu’on craint de perdre, une vulnérabilité qu’on n’ose pas exposer.
En systémique, on observe que la dette sert souvent de régulateur silencieux : elle maintient une forme d’organisation qui semble fonctionner… jusqu’au moment où elle devient trop coûteuse pour l’un des deux. Les reproches qui émergent alors ne disent pas seulement « tu ne fais pas assez » mais plutôt « je ne sais plus comment tenir cette position sans m’abîmer »

Sous prétexte de protéger l’autre, l’amour, « la magie du début », on finit par créer exactement ce qu’on voulait éviter : distance, ressentiment, méfiance.
On parle alors de prophétie auto-réalisatrice : où l’on met en place, sans le vouloir, les conditions qui confirment nos peurs.

Argent, tâches, reconnaissance : comment les dettes se répondent

Un déséquilibre financier peut engendrer des choses : une attente, une fatigue, une renonciation. Celui qui prend en charge une dépense importante (loyer, crédit, charges du foyer) peut attendre en retour davantage d’engagement domestique ou émotionnel. Et celui qui reçoit peut se sentir redevable, inférieur, ou coincé dans une position qu’il n’a pas choisie.

Ces équilibres implicites créent des « ardoises intérieures » qui ne concernent pas seulement l’argent. On les voit apparaître dans des pensées comme :
– « Je paie la plupart des charges, alors j’aimerais que tu prennes plus la maison. »
– « Je gère les enfants, alors tu pourrais assumer davantage les dépenses. »
– « J’ai mis ma carrière en pause pour nous, tu me dois bien ça. »

Rien n’a été formulé, mais quelque chose circule. Pas par calcul, mais parce que le don appelle naturellement un retour.

La relation devient douloureuse lorsque :
– le don sert à obtenir quelque chose,
– la dette devient un moyen de pression,
– ou que la réciprocité n’est plus possible.

L’enjeu n’est pas de “nettoyer l‘ardoise”, mais d’éviter qu’elle devienne opaque. Une dette claire peut se discuter. Une dette silencieuse se transforme toujours ailleurs : en reproche, en retrait, en colère ou en épuisement.

Gestion de l’argent : un acte de clarté, pas un manque d’amour

Beaucoup de couples ne parlent pas d’argent alors même qu’ils ont lié leurs vies, leurs factures, leurs responsabilités. Et au moment de la séparation, une majorité de femmes disent regretter de ne pas s’être davantage impliquées dans les finances du foyer.

Faire les comptes ne tue pas la romance. Cela la rend vivable dans le temps.

Il ne s’agit pas nécessairement d’ouvrir un compte joint, mais de partager une vision :

  • d’où vient l’argent ?
  • où va-t-il ?
  • qui paie quoi, et pourquoi ?
  • est-ce supportable pour chacun ?

Loyer, électricité, abonnements, impôts, dépenses variables : tout cela doit être posé, visible, au moins de temps en temps et revu selon les changements de vie et l’inflation.

L’équité plutôt que l’égalité : diviser par deux n’est pas toujours juste.
L’égalité dit : « On partage tout en deux. »
L’équité dit : « On partage en fonction de nos réalités. »

Si l’un gagne trois fois plus que l’autre, diviser toutes les dépenses par deux peut enfermer celui qui gagne moins dans une contrainte permanente : courir derrière un train de vie qu’il ne peut pas assumer sans se priver, culpabiliser, s’épuiser.
À l’inverse, celui qui gagne plus peut se retrouver dans une position ambiguë : contribution élevée, sentiment de responsabilité, parfois sentiment de se priver ou tentation de penser : « Avec tout ce que je paie… »

L’équité protège les deux :
– elle évite la culpabilité d’un côté ;
– elle limite le risque de pouvoir économique de l’autre ;
– elle prévient la transformation de l’argent en arme relationnelle.

L’intendance : un rendez-vous fixe pour éviter l’implosion

La sage-femme Anna Roy le répète souvent : les couples ne se déchirent parce qu’ils n’ont pas organisé leur quotidien pour s’aimer.

Le rendez-vous d’intendance est un outil très simple :
une fois par semaine, par mois ou par trimestre, selon les réalités, le couple se donne un temps pour parler :

  • budget,
  • charges,
  • fatigue,
  • ce qui ne va plus,
  • ce qui doit être ajusté.

Ce n’est ni glamour ni spontané, mais c’est efficace. Et rien n’empêche d’en faire un moment tolérable, voire agréable.
Le couple, c’est aussi une organisation. L’ignorer, c’est le laisser se fissurer là où il aurait pu être soutenu.

J’aime proposer cette question aux couples : « Est-ce que vous accepteriez cette répartition avec un ami ? un collègue ? un colocataire ? »

Les bons comptes font les bons amis. Et les couples alors ? 

Quand vous partez en vacances avec vos amie.s vous utilisez des appli comme Tricount, en colocation vous ne payez pas tout pour votre coloc ni ne faites tout le ménage sans en discuter ? Au travail, vous réussissez à discuter de projets, de tâches à déléguer, de besoins, d’attentes. C’est une question d’efficacité, de respect, de bon sens non ?

En couple c’est la même chose !
Le couple ne mérite pas moins de respect que les autres relations importantes de la vie. Et si des enfants sont au milieu, c’est encore plus capital.

Le couple comme équipe : soutenir sans s’épuiser, recevoir sans s’habituer

Dans un couple, il y a des périodes où l’un fait plus que l’autre. Parce que l’autre traverse une maladie, une transition professionnelle, une crise personnelle, une surcharge ponctuelle.

Ce soutien est précieux. Il devient problématique lorsqu’il se transforme en position fixe, en identité : « celui/celle qui tient tout ». Le rôle d’aidant est un vaste sujet qu eje ne peux explorer ici mais qui mérite une attention particulière.

Un couple fonctionne comme une équipe lorsqu’il y a :

  • de la flexibilité,
  • la possibilité d’inverser les rôles,
  • la liberté de dire « j’ai besoin d’aide » sans honte,
  • la possibilité de dire « je suis fatigué·e » sans être puni·e.
  • la possibilité de dire « je ne veux plus qu’on fonctionne ainsi »

 

Conclusion

Aimer quelqu’un n’a jamais suffi à empêcher les déséquilibres, ni les séparations. L’amour ne suffit pas.
Aimer n’a jamais garanti, à lui seul, une organisation juste.

Les déséquilibres et les dettes invisibles ne disent pas : « Je t’aime moins. »
Elles disent : « Je porte plus que je ne peux le faire en silence. »
Elles parlent de surcharge, d’injustice ressentie, de mots manquants.
Remettre de l’équité, c’est remettre du souffle dans son couple, remettre de la ressource pour aller plus loin ensemble.

Oser parler, c’est déjà réparer car parler c’est la confiance. 
Repenser l’organisation est un geste de soin pour le lien autant que pour les individus qui le composent.
Et parfois, parler d’argent, c’est simplement dire :
« J’ai assez confiance en nous pour aller sur ce terrain et construire avec toi »

Références pour aller plus loin

Ouvrages :

Titiou Lecoq & Léa Chamboncel – Le couple et l’argent
Héloïse Bolle – Les bons comptes font les bons amants
Marie-Lahya Simon – Ils vecurent heureux et prirent un compte commun
Anna Roy – Baby Clash
Catherine Ducommun-Nagy – Ces loyautés qui nous libèrent
Robert Neuburger – Les territoires de l’intime
Boris Cyrulnik – Les nourritures affectives
Caroline Henchoz – Le Couple, l’amour et l’argent
Jérôme Courduriès et collectif Presses Universitaires – Être en couple (gay)

Vidéos de Julien Besse : L’ardoise Cachée des Relations Humaines

Articles :
Argent et couples de même sexe, enjeu identitaire

D’où vient la différence de salaire entre femmes et les hommes ?

Écart de salaires : quand les conjoints vivent mal que les femmes gagnent plus

Insee – Écarts de revenus au sein des couples

Couple : un risque de séparation plus élevé lorsque la femme gagne davantage

Guide gratuit disponible

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Être libre et être ensemble, c’est la même chose.” Hannah Arendt

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